«  Il pleut sur la ville »

Une nouvelle de Louis Camara

  • Le récent tremblement de terre qui vient de frapper le Maroc en plein cœur nous rappelle de la plus cruelle et dramatique des manières, la précarité de la condition humaine mais aussi l’inéluctabilité du destin. Il nous ramène brutalement à notre propre fragilité et à notre vulnérabilité naturelle qui nous exposent à tout moment à d’inévitables tragédies. Face à ces épreuves que la nature lui impose de manière récurrente, l’homme est impuissant et se sent fondamentalement désarmé. Son seul secours, s’il est croyant, reste alors la prière qui lui permet de se tourner vers Dieu et les seules réponses appropriées sont la solidarité, l’empathie, l’entraide, la compassion. Les catastrophes sont aussi de grands moments d’élans humanistes où l’homme exprime souvent ce qu’il y a peut-être de meilleur en lui. Mais, il ne faut également pas oublier de le souligner, dans notre monde en proie à d’incessantes convulsions, le malheur des hommes ne leur vient pas seulement de la nature et, à côté des séismes, tremblements de terre, tsunamis, inondations et autres catastrophes, il y a aussi l’égoïsme, l’injustice, la violence, le fanatisme religieux, la corruption qui sont autant de maux tout aussi destructeurs. En dépit des progrès de l’humanité dans tous les domaines, en particulier la science, la technologie, la médecine, qui eussent dû apporter le bien-être à tous, l’homme reste « un loup » pour son semblable. La soif de pouvoir et de richesses, l’attrait irrésistible pour les biens matériels, font que sous les cieux, des minorités d’êtres humains continuent de soumettre leurs frères à la souffrance, à la misère, à l’injustice par des systèmes de prédation qui excluent l’écrasante majorité des sociétés de la jouissance des biens matériels pourtant communs. Le Sénégal, notre pays, n’échappe pas à la règle et ce que l’on observe ailleurs dans le monde, peut également se voir chez nous avec, bien sûr, nos propres réalités et spécificités socioculturelles. C’est de cela sans doute que notre doyen, l’écrivain Louis Camara, a voulu rendre compte à travers cette nouvelle satirique de belle facture, dans ce style littéraire fait de finesse, d’humour et de subtilité dont il a le secret. C’est avec plaisir que nous invitons donc les lecteurs de miroironeline à découvrir ce texte que nous sommes heureux de voir figurer dans les colonnes de votre site en ligne préféré.Miroironeline.

_ « Il pleure dans mon cœur Comme il pleut sur la ville Quelle est cette langueur Qui pénètre mon cœur » ( Paul Verlaine)Il est bientôt neuf heures du matin et les rayons du soleil s’infiltrent par les volets à demi-fermés d’une petite chambre peinte à la chaux. Dans moins d’une heure, ils vont se transformer en lames de feu et se propager dans cet espace exigu où règne déjà une chaleur étouffante. Bouna sait qu’il est inutile de continuer à se vautrer dans le lit de fortune où il est étendu à côté de sa femme. Cela ne ferait qu’accroître sa fatigue et son stress. Madjiguène, elle, dort encore. Elle est roulée en boule, recroquevillée comme un hérisson, et des ronflements à peine audible soulèvent légèrement sa poitrine. Un vieux pagne décoloré lui recouvre le corps. Cette nuit encore, Bouna l’a entendue pousser des gémissements plaintifs. Depuis quelques temps elle est la proie de vilains cauchemars qui ne cessent de la hanter et de lui saper le moral. Pauvre Madjiguène… Bouna jette sur elle un regard plein de compassion ; l’envie lui prend de la serrer dans ses bras mais il préfère se lever doucement pour ne pas la réveiller. Au fond, il sait que cette précaution est superflue car sa femme va bientôt s’arracher des bras de Morphée pour tomber dans ceux du petit poste radio qui ne la quitte jamais et qu’elle allume surtout pour écouter la rubrique des avis de décès. Bouna ne comprend pas très bien l’intérêt particulier de Madjiguène pour ce qui lui paraît être de la délectation morose, un goût morbide pour une émission qui consiste juste à énumérer une kyrielle de morts, avec force détails généalogiques. Bien sûr elle n’est pas la seule à être accro aux « avis et communiqués de décès » annoncés d’une voix lugubre par des speakers ou speakerines que Bouna surnomme ironiquement « croque-morts radiophoniques ». Il se demande d’ailleurs si ce n’est pas là pour toutes ces personnes, une manière d’exorciser la peur incommensurable que leur inspire la grande faucheuse ! Interrompant ses pensées, il se débarrasse de la chemise puante de sueur dans laquelle il a passé la nuit pour en enfiler une propre, posée sur une chaise par Madjiguène. Après quoi il se dirige vers la petite cuisine où l’attendent des sachets de nescafé, quelques morceaux de sucre et un bout de pain tartiné de beurre, son petit déjeuner, et bien sûr aussi, l’indispensable cigarette du matin. Bouna se souvient avec un peu d’amertume qu’il lui a fallu faire le pied de grue à la boutique du coin pour que l’épicier accepte de lui faire un prêt payable à court terme. Que d’humiliations pour si peu de choses ! Malgré tout, Bouna n’ose pas trop se plaindre. Auprès de qui le ferait-il d’ailleurs ? La plupart des pauvres gars qui peuplent son quartier sont habitués à vivre dans le dur. Ce sont des oisifs professionnels ou des professionnels des petits boulots, boulots qui humilient plus qu’ils ne rapportent : mécanos d’occasion, éboueurs, « coxeurs », guides touristiques improvisés, vendeurs de bibelots à la sauvette, gargotiers ou gardiens chez les riches pour les plus chanceux. Certains font même fi de leur dignité pour tendre la main pendant que d’autres, plus téméraires ou tout simplement plus désespérés, sautent dans des pirogues de fortune et vont à l’assaut de l’océan qui deviendra le tombeau de la majorité d’entre eux. Il faut croire que ce pays est devenu un véritable enfer quand on voit tous ces tristes héros du quotidien qui ne rêvent qu’à d’inaccessibles eldorados et qui préfèrent risquer leur vie plutôt que de continuer à galérer dans une prison à ciel ouvert. Pour donner un peu de couleur à la grisaille de leur existence, ils passent le plus clair de leur temps à jouer au PMU ou au damier sur les « grands-places » où ils se retrouvent chaque jour pour savourer les « trois normaux » de thé chaud et sucré, ce breuvage anesthésiant dans lequel se diluent leur misère et l’amertume de leurs vies sans perspectives. Ils sont nés pauvres et s’apprêtent, avec un fatalisme à toute épreuve, à perpétuer cette triste tradition. Lorsqu’il les voit ainsi agglutinés autour d’un fourneau sur lequel bout une théière, Bouna se demande si l’un deux a un jour prononcé le mot espoir. Pourtant, les politiciens clament ce mot sur tous les toits en le teintant de toutes les couleurs de l’arc-en-ciel au moment des élections. Ils en ont même trouvé un nouveau, « émergence », qui leur sert aussi à assaisonner leurs discours soporifiques. Alors ceux qui, comme Bouna, perçoivent un maigre salaire, n’ont guère le droit de pleurer sur leur sort, même s’ils sont endettés jusqu’au cou ou bouffés par les usuriers. Un salaire de misère vaut que la misère sans fards diraient ces joueurs de dames ! 2La télévision a diffusé en boucle des images des pluies diluviennes qui se sont abattues sur tout le pays. Le spectacle est impressionnant et parfois même apocalyptique. Quartiers entiers sous les eaux, maisons noyées, rues submergées, un vrai déluge ! Dans certaines localités, même les cimetières n’ont pas été épargnés et l’on peut voir des tombes flotter à la surface l’eau. La presse à sensation en profite pour publier des articles renversants, allant jusqu’à comparer des villes comme Ndar à Venise ou à la cité lacustre de Ganvié au Bénin. C’est sans aucun doute ce genre d’informations qui sont à l’origine du creusement de la fameuse brèche sur la langue de barbarie, devenue par la suite une véritable catastrophe écologique et un piège mortel pour les pauvres pêcheurs du village de Guet-Ndar qui tentent de la franchir pour se retrouver en haute mer! En effet, au cours d’une année particulièrement pluvieuse, des journaux avaient annoncé que si l’on ne prenait pas d’urgentes mesures, l’île de Ndar allait être engloutie par les eaux. La suite, tout le monde la connait… Bouna est assis dans le salon cossu de son beau-frère Mbagnick S…, son beau-frère, directeur des infrastructures aéroportuaires de Ndar. Il regarde d’un œil inquiet toutes ces images peu rassurantes qui défilent sur le petit écran. Se trouve également dans son champ de vision le petit public d’amis de son beau-frère, chefs de service ou directeurs de sociétés comme ce dernier, certains accompagnés de leurs épouses attifées comme des grues couronnées. Il y a aussi les « doungourous » du maître des lieux et autres lécheurs de bottes du même acabit. Tout ce petit monde a les yeux rivés sur la télévision, mais dans son for intérieur, Bouna se demande si ce sont réellement les images diffusées qui les fascinent ou la taille hors du commun du téléviseur que Mbagnick a acheté au cours de l’un de ses nombreux voyages à Hong-Kong. « Mon vieux ! Il pleut des cordes hein ! » s’exclame d’un ton gouailleur Moussa D…, le bedonnant inspecteur de la pêche fluviomaritime, « Si ça continue, Ndar risque d’être engloutie comme l’Atlantide » dit-il en terminant sa tirade ponctuée d’un gros rire vulgaire. Il est visiblement satisfait d’avoir pu faire étalage de connaissance au milieu de ses pairs aussi « cultivés » que lui ( à suivre…) »

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